Source : Business Magazine, No. 1174 du 10 mars 2015 au 16 mars 2015 (Île Maurice)
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Une chance pour Lepep de travailler sur la géopolitique de Maurice ? (Shafick Osman)
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Photo fournie par Shafick Osman
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By Shafick Osman
Disons-le d’emblée : la géopolitique est une discipline – pas une science – qui analyse les forces ou les rapports de force sur un territoire donné, quels que soient le type et l’échelle en question, c’est-à-dire du plus petit, du micro ou nano, au planétaire, voire à l’intergalactique. C’est une définition que nous avançons, promue par l’école française de géopolitique menée par Yves Lacoste, qui commence sérieusement à prendre place dans «l’anglosphère» (i) depuis un moment déjà.
Comment donc la République de Maurice peut-elle profiter de sa géopolitique, surtout avec un nouveau pouvoir politique, porteur d’espoir, depuis le 11 décembre dernier ? Pour que le nouveau gouvernement puisse « profiter » de sa géopolitique, il faudrait, au prime abord, qu’il comprenne et sache, en toute souveraineté et sans influence étrangère aucune, ce que c’est sa géopolitique, tant interne qu’externe.
Nous essayerons de dégager quelques pistes, quelques options, qui puissent servir de repère en souhaitant que le premier Budget du gouvernement Lepep puisse combler le manque trop cruel dans le manifeste électoral de leur alliance et les grandes lignes bien trop générales dans le récent discours-programme.
On utilisera le terme « mappemonde mauricienne » de façon délibérée. Après 47 ans d’Indépendance et 23 ans de régime républicain, la République de Maurice doit se replacer sur la mappemonde. Il faut absolument savoir ce que l’État mauricien veut à moyen et à long terme, où il veut aller et y être. À partir de là, ce serait plus facile de savoir où se placer, quelles aires géographiques privilégier ou pas.
C’est un travail de réflexion stratégique de fond qu’il faut entamer avec toutes les parties prenantes en question. Mais en l’absence de données précises – les indications sont trop générales jusqu’ici – nous ne pouvons que formuler quelques remarques, poser des questions et émettre quelques suggestions.
GÉOPOLITIQUE EXTERNE
Mis à part l’ouverture d’une ambassade en Arabie saoudite, nous ne savons rien, à vrai dire, de la politique étrangère du nouveau gouvernement. Si les procédures pour l’ouverture de cette ambassade à Riyad – et non à Djeddah, comme nous avons entendu et lu dans les médias récemment – ont commencé, qu’en est-il de la politique de Maurice
(ii) envers le monde arabe, voire le monde arabo-musulman ? Fermera-t-on notre ambassade au Caire une fois celle de Riyad ouverte ? Maurice pourrait-elle se permettre d’avoir deux ambassades dans le monde arabe, à 1 600 kilomètres de distance seulement
(iii) ?
Quelles utilités pour toujours avoir une représentation diplomatique de haut niveau en Égypte mis à part la portée historique de la chose ? Qu’on ne vienne pas nous parler des relations commerciales car le commerce, on le sait, se fait très bien hors des ambassades et autres représentations diplomatiques. Si on est en doute, il n’y a qu’à prendre l’exemple de Singapour où Maurice ne possède ni consulat ni ambassade.
Autre ambassade qu’il faudra de toute évidence revoir: celle de Berlin. Mise en place au temps de Navin Ramgoolam I, à la fin des années 90, cette ambassade nous sert-elle à quelque chose ? Les relations n’ont jamais été intenses entre l’Allemagne et Maurice et on est en droit de se demander quelle est la pertinence que Maurice soit présente à Berlin.
Par contre, cette ambassade pourrait laisser la place à deux consulats-généraux de Maurice : un en Allemagne même ou en Europe centrale, à Prague, par exemple, et un deuxième soit en Scandinavie soit en Europe du Nord. Les pays scandinaves représentent de réels intérêts pour Maurice, que ce soit au niveau de la coopération éducative, du tourisme, de la gouvernance ou de l’innovation. Un rapprochement du côté de Stockholm ou d’Oslo, voire d’Helsinki, serait certainement bénéfique pour plusieurs de nos secteurs. Il n’y a qu’à voir la présence des agences de développement scandinaves en Afrique continentale et à Madagascar pour se rendre compte que Maurice est à l’écart du potentiel nordique.
Autre aire géographique totalement négligée et pas des moindres : l’Amérique du Sud. Il est inconcevable que Maurice n’ait point de représentation diplomatique dans ce «continent» d’avenir. Si la viande brésilienne, le lait uruguayen et d’autres produits de consommation courante du Pérou et d’Argentine sont de plus en plus présents dans nos grandes surfaces, il n’en demeure pas moins que le potentiel de la coopération technique, sportive, économique et au niveau de la recherche, pour ne citer que ceux-là, est énorme, surtout venant du géant brésilien et du voisin argentin dans une moindre mesure.
L’Alliance sociale de 2005 avait annoncé l’ouverture d’une ambassade à Brasilia ou à Buenos Aires mais depuis, niet. Le gouvernement Lepep ouvrira-t-il une ambassade au Brésil ou en Argentine pour couvrir toute l’Amérique latine, afin que notre ambassade à Washington n’ait plus la responsabilité de tout le continent américain ? Et dans le même souffle, n’est-il pas temps que Maurice ait un consulat-général à Ottawa, capitale du Canada, où existe une forte communauté mauricienne et où les possibilités d’échanges et de coopération sont multiples ?
Autres pôles où Maurice devrait, à notre avis, avoir des représentations diplomatiques (consulats-généraux plutôt) pour des raisons stratégiques: île de la Réunion, Singapour, Afrique de l’Ouest (Dakar ou Accra, par exemple), Afrique centrale (exemple : Libreville ou Brazzaville), Comores, Nairobi ou Dar es-Salaam, Inde du Sud (Chennai ou Bangalore), Abu Dhabi ou Doha (Istanbul dans le futur ?) et Tokyo ou Séoul. Cette liste n’est pas exhaustive, bien entendu, et demande à être étudiée soigneusement et revue en fonction des priorités.
Et à côté de nos ambassades existantes, faut-il encore donner un nouveau souffle à celle de Maputo qui mérite une attention plus importante car le Mozambique serait bientôt le « Qatar de l’Afrique », selon des observateurs spécialisés, avec le fort potentiel gazier dans les eaux mozambicaines. Faut-il aussi repenser notre ambassade à Kuala Lumpur – que Bérenger demandait à fermer il y a peu de temps – qui devrait être bien plus présent dans l’ensemble du Sud-Est asiatique, mis à part Singapour.
Et sur le plan national, on a noté le « forcing » diplomatique du Maroc ces derniers temps avec une annonce en filigrane de la demande d’ouverture d’une ambassade marocaine à Maurice, mais quel serait l’intérêt d’avoir une représentation de si haut niveau du royaume chérifien en terre mauricienne, mis à part le nombre croissant d’épouses marocaines sur notre sol ? Autre question qui mérite d’être répondue : permettra-t-on, enfin, à la Turquie d’avoir une ambassade à Maurice ? Et, par extension, de sceller, une fois pour toutes, le sort de la desserte de Plaisance par un des leaders en devenir de l’aviation civile qu’est Turkish Airlines ?
GÉOPOLITIQUE INTERNE
Si, en 2010, au tout début de la campagne électorale, Arvin Boolell, ancien ministre des Affaires étrangères travailliste, avait dit qu’un ministère de l’Océanographie allait être mis sur pied, c’est le gouvernement Lepep qui finit par mettre en place un ministère de l’Économie océanique en 2014. Un début certes mais faut-il encore que ce nouveau ministère, tout en se contentant des opportunités économiques et de la régulation des opérations dans notre zone économique exclusive (ZEE) et sur notre plateau continental, n’oublie pas le poids politique, le levier, serait-on tenté de dire, de notre État-océan.
Le nouveau gouvernement a certes des ambitions dans cet espace maritime de 2,3M km
2, le 19e plus important au monde, mais rien de durable ne pourra être entrepris si les particularités des territoires de la République formant cet État-océan ne sont pas prises en compte de manière judicieuse. Si on est tenté de laisser Rodrigues de côté momentanément car l’île bénéficie non seulement de sa propre assemblée régionale depuis 2002 et d’un pouvoir politique fort depuis les élections mais aussi Serge Clair est, semble-t-il, dans les bons papiers du gouvernement Lepep et cela devrait être de bon augure pour le futur immédiat de l’île
(iv). Mais à côté de Rodrigues, il y a Agalega, St Brandon, les Chagos et Tromelin.
Si le nouveau Private Parliamentary Secretary (PPS), Salim Abbas Mamode, responsable de la circonscription No 3 et donc d’Agalega, affiche une volonté de résoudre les problèmes exposés par l’ONG Les Amis d’Agalega, la petite île se trouvant à un millier de kilomètres de Port-Louis, mérite une attention toute particulière. Négligée par la plupart des gouvernements, Agalega mérite un statut et du respect au sein de la République de Maurice. Souhaitons qu’après la visite du Premier ministre indien, Narendra Modi, l’atterrissage d’aéronefs commerciaux et l’accostage de navires à St James ne seraient plus un vieux rêve non seulement d’Agaléens, mais aussi des citoyens de la République.
Il est donc important que les autorités non seulement s’attellent aux problèmes pratiques des Agaléens et à leurs besoins infrastructurels, mais encore le Parlement devrait avoir un représentant d’Agalega à part entière. Nous avons eu l’occasion de le dire dans L’Express dimanche, en 2009, et nous avons élaboré dessus, en avril 2014, suite à la publication du
Consultation/White Paper sur les réformes électorales de l’ancien Premier ministre Ramgoolam. Comment peut-on nier aux quelque 300 habitants de l’île le droit de se faire représenter au sein d’une circonscription – si petite soit elle – qui pourrait, par ailleurs, regrouper St Brandon dans un premier temps ?
L’Outer Islands Development Corporation (OIDC), organisme gouvernemental s’occupant des îles éparses que sont Agalega et St Brandon, devrait être totalement revu pour en faire une agence de développement moderne, participative, dont la gestion se ferait avec le concours étroit de la communauté agaléenne (sur place et à l’île Maurice), du futur député d’Agalega (ou d’Agalega et de St Brandon) et des autres forces vives intéressées au sein de la République. L’Agalega Island Council également doit être revu car non seulement il ne serait pas en opération depuis un certain temps, mais il devrait permettre aux Agaléens de gérer leur île avec ses particularités et avec une dose d’autonomie, comme les Rodriguais.
La politique du nouveau gouvernement sur St Brandon doit être claire : laissera-t-il quelque 40 % des îlots de l’archipel de Cargados Carajos au privé avec des baux à vie sur des îlots – obtenus à l’époque coloniale – ou entamera-t-il des discussions avec la Raphaël Fishing Company Limited pour la révision des baux sur une durée limitée mais renouvelable ? Cette refonte de l’OIDC se fera-t-elle avec des pouvoirs additionnels pour agir un peu comme un préfet dans cet archipel difficile d’accès par mer et accessible par hydravion seulement ? C’est une réflexion nécessaire au vu du projet d’éco-tourisme de la société Raphaël Fishing sur l’archipel où le nombre de résidents (saisonniers ou pas) sera en hausse avec la présence de touristes, etc.
Nous n’allons pas élaborer sur les contentieux des Chagos et de Tromelin, territoires faisant partie de l’État-océan, car cela mérite un développement à part, mais force est de constater que sur ce chapitre, que des généralités ont été dites. Concernant les Chagos, l’heure H approche avec, en 2016, le renouvellement quasi automatique de vingt ans du bail des britanniques aux Étatsuniens.
Que fera le nouveau pouvoir politique en ce sens ? Une demande de participation aux discussions, comme l’avait suggéré Navin Ramgoolam quand il était Premier ministre ou sir Anerood Jugnauth, aura-t-il une approche différente ? Les réponses de sir Anerood au leader de l’Opposition ont été assez évasives au Parlement le jeudi 26 février dernier.
Pour ce qui est de Tromelin, comme les priorités du gouvernement socialiste sont, semble-t-il, différentes du gouvernement Sarkozy sur la question, peut-on espérer que l’Assemblée nationale française débatte enfin de ce projet de cogestion de l’îlot (concernant les ressources halieutiques, la gestion de l’environnement et l’archéologie) pour que l’accord signé par les gouvernements mauricien et français, en 2010, devienne une réalité et soit enfin mis en pratique ? Non, si on se réfère aux réponses du Premier ministre et à une des questions supplémentaires de Paul Bérenger lors de la
Private Notice Question du 26 février.
Selon ce qu’on a pu entendre et lu au Parlement récemment, devrait-on donc oublier cet accord de cogestion et proposer à la France, « pays ami » par excellence, une formule de co souveraineté qui serait, à vrai dire, une solution durable et qui devrait régler ce contentieux entre la France et Maurice pour de bon ?
La balle, semble-t-il, est maintenant dans le camp français suite à la rencontre de Navin Ramgoolam et de François Hollande en octobre 2014, selon sir Anerood Jugnauth. Une formule de cosouveraineté basée quelque peu sur le condominium (réussi) de la France avec la Grande-Bretagne sur les Nouvelles-Hébrides pendant 75 ans serait-elle la solution finale et durable ?
(i) On peut définir l’anglosphère comme l’ensemble des pays « anglo-saxons » avec les pays majoritairement «anglophones» du Nord et du Sud qui partagent plus ou moins la même politique au niveau des affaires étrangères : Royaume-Uni, Etats-Unis d’Amérique, Canada, Australie et la Nouvelle-Zélande. L’Irlande et l’Afrique du Sud peuvent, dans certains cas, être ajoutés à cette liste.
(ii) On utilise «Maurice» comme diminutif de «République de Maurice». L’île Maurice est ce que la Constitution appelle l’«Island of Mauritius».
(iii) On se souviendra que l’alliance PTr-MMM avait proposé, dans leur programme électoral, d’avoir une ambassade en Arable saoudite et une autre au Qatar.
(iv) Une des demandes du gouvernement régional OPR sur la desserte aérienne directe Réunion-Rodrigues sera de nouveau une réalité bientôt grâce au soutien du ministre des Finances, Vishnu Lutchmeenaraidoo.