Le Mauricien, février 2008 (date exacte inconnue)
Manuels scolaires locaux : Rs 50 millions de chiffres d'affaires annuel
La récente polémique autour de deux manuels de français pour les Form IV et V portant la signature de deux auteurs mauriciens révèle une industrie des manuels locaux en pleine expansion. Les leaders dans la vente du livre indiquent que les auteurs mauriciens occupent 30 à 40% de parts du marché. La vente de livres d'auteurs mauriciens rapporte annuellement quelque Rs 50 millions.
Au niveau du secondaire, les enseignants d'anglais et de français favorisent aujourd'hui les concepteurs mauriciens de manuels scolaires. " Les auteurs mauriciens prennent en considération l'environnement social, culturel et économique dans lequel évoluent les élèves et leurs textes sont beaucoup plus intéressants et faciles à exploiter qu'un texte axé sur une tempête de neige ou sur un voyage en train ", note une enseignante du collège Eden, cela pour expliquer pour l'intérêt que suscitent ces manuels contextualisés.
Selon le répertoire de la Bibliothèque nationale, 27 manuels pour l'anglais et 23 titres pour le français ont été publiés durant la période 2002-2007, à l'intention des élèves du secondaire. Des enseignants mauriciens ont aussi produit des manuels pour les langues orientales et, graduellement, pour quelques matières autres que les langues, telles les mathématiques, l'économie et la chimie.
Marché porteur
Le marché des manuels locaux se développe à une grande vitesse et le business est florissant. Ce ne sont pas les responsables des deux principales maisons d'édition qui diront le contraire. " C'est vrai que cela rapporte mais nous avons aussi des coûts. C'est un marché très porteur ", reconnaît Devanand Dewkurun, General Manager des Editions de l'Ocean Indien (EOI), où l'on est favorable à une promotion accrue de la production locale et de la créativité mauricienne dans ce domaine. " C'est dans l'intérêt de l'apprenant et de l'éducation en général ", soutiennent les responsables.
Les EOI (compagnie appartenant à l'Etat) et les Editions Le Printemps (du privé) sont les deux seuls concurrents dans le domaine de l'édition de manuels scolaires à Maurice et ces deux opérateurs sont aussi les deux principaux distributeurs de manuels scolaires locaux et importés dans le pays. Les deux concurrents affirment, chacun de son côté, détenir la plus grosse part de marché. " Plus de 50% du marché ", se contentent-ils de répondre sans vouloir donner de chiffres plus précis. " Il y a une compétition très ouverte mais nous avons des assises. Nous pouvons dire que nous sommes les meilleurs en termes de prix et de qualité ", clame le General Manager de EOI. Aux ELP également, on met l'accent sur le rapport qualité-prix.
" Bon filon "
Mais quelle est l'importance des ouvrages mauriciens sur ce marché des manuels ? " Dans l'ensemble la vente des manuels est déjà un big business et les auteurs locaux occupent 30 à 40% de ce marché. Le chiffre d'affaires de cette production locale s'élève à environ Rs 50 M ", révèle un professionnel dans le secteur de la publication et de la distribution.
Si l'apport des manuels locaux aide à une meilleure compréhension du programme d'études, le marché hélas donne lieu à quelques abus, faute d'un mécanisme de contrôle de la part de l'Etat " Certains ont découvert là un bon filon pour se faire de l'argent et balancent n'importe quoi aux étudiants mauriciens ", reconnaît l'auteur d'un manuel d'anglais. Il y a le cas de ces personnes qui, sans états d'âme, proposent des collections de past exams papers de SC et de HSC, sur la couverture desquelles elle ajoutent leurs noms, les récupérant à leur compte. Et ces booklets de question papers sont mis en vente dans les librairies à travers l'île à pas moins de Rs 200 ! Irrité par l'ampleur de cette pratique illégale à Maurice, Cambridge International Examinations avait dépêché chez nous il y a quelques mois une délégation pour rappeler à l'ordre les librairies à ce sujet.
Ils sont nombreux les enseignants à fustiger le ministère de l'Education pour l'absence d'un contrôle sur la qualité des manuels locaux. À l'exception des livres qui sont recommandés officiellement le ministère ne connaît pas l'existence de cette centaine de manuels locaux qui sont en vente soit en librairie ou qui sont commercialisés par l'intermédiaire des enseignants à l'école. En effet, le ministère de l'Education n'a aucun répertoire contenant les titres des manuels d'auteurs mauriciens publiés ces vingt dernières années. Il est bon de savoir que les panels de sélection des manuels pour toutes les matières au secondaire siègent chaque deux ans et se basent sur les propositions faites par les maisons d'édition pour faire leur recommandations. " Le ministère de l'Education nous informe officiellement que le panel de sélection va siéger et nous demande de lui communiquer nos propositions pour chacune des matières. Nous ne privilégions pas tel ou tel auteur, nous communiquons tous les titres que nous publions " affirme le Marketing Manager des EOI. " Les éditeurs ne font par partie du panel ", souligne-t-il.
Des enseignants et des parents dénoncent aussi la pratique des rééditions fréquentes des manuels locaux, ce qui oblige l'élève à acheter un nouvel exemplaire, alors que leurs auteurs, constatent-ils souvent, n'apportent que des " modifications mineures " à leurs ouvrages. " C'est un véritable abus de la part des auteurs dont les manuels sont très prisés. Ils ont trouvé là une astuce pour se faire de l'argent. Les éditeurs ne doivent pas être complices de cette pratique ", tonnent certains parents.
Regulatory Body
Des enseignants aussi bien que quelques auteurs sont favorables à la création d'une structure sous la responsabilité de l'Education nationale pour assurer un contrôle de la qualité des manuels produits localement. " Aucun nouveau livre ne devrait aller sur le marché sans ce Regulatory Body. Une manière aussi de mettre un frein à tout ce scandale qui prévaut au niveau du CPE. Ce comité devrait aussi analyser également les ouvrages réédités pour voir si on ne bluff pas les parents ", est d'avis une enseignante du secondaire.
Les deux maisons d'éditions affirment pour leur part que les ouvrages publiés par elles passent par des procédures très rigoureuses dans le but justement de veiller à la qualité et au respect des normes internationales. Leurs responsables donnent la garantie que tout manuscrit proposé passe d'abord par un comité de lecture qui est composé de professionnels du livre mais aussi d'experts du sujet de l'ouvrage. La décision de publier ou non le manuscrit dépend des conclusions de ces professionnels.
Des commissions en jeu…
Des manuels rédigés par des auteurs mauriciens sont régulièrement utilisés pour les leçons particulières. Les auteurs de ces manuels accordent, selon les instituteurs, des commissions variant entre Rs 25 et Rs 75 par matière. Un parent d'élève débourse, apprenons-nous, une somme allant de Rs 600 à Rs 1 300 par an pour l'achat de ces manuels.
Pour les leçons particulières, le ministère de l'Éducation, reconnaissent les instituteurs, ne prescrit aucun manuel pour l'enseignement de l'anglais, du français, des mathématiques, des sciences et de l'histoire/géographie aux élèves des standards IV, V et VI. " Ce sont bien les instituteurs qui choisissent les manuels préparés par des auteurs mauriciens ", déclare Sameer Maudarbocus, instituteur affecté à l'école Maharishi Dayanand Saraswati de Bois-Chéri. Il affirme avoir déjà travaillé avec les manuels publiés par Callychurn et DV Chetty mais a, cette fois, opté pour ceux rédigés par Boolauck. " Les manuels de Boolauck sont plus aérés. Ils sont up to date, avec moins d'erreurs. L'impression est sans reproche. " De son point de vue, les versions révisées des autres manuels sont " mem zafer. " Selon lui, les élèves qui prennent des leçons, une vingtaine, dit-il, déboursent quelque Rs 700 annuellement pour l'achat des manuels. " Nous percevons des commissions sur la vente des manuels. Mais il ne faut pas penser qu'elles vont dans ma poche. Je les utilise pour soutenir ceux qui éprouvent des difficultés financières pour payer les manuels. "
" Nous étudions d'abord le contenu ", enchaîne un instituteur responsable d'une section de Standard VI dans une école primaire de Quatre-Bornes. " Nous regardons aussi si les manuels contiennent suffisamment d'espace pour que l'élève puisse compléter son travail. " L'instituteur, dit-il, s'assure que les manuels soient réactualisés en fonction du cursus scolaire. " L'auteur remet une copie des manuels aux instituteurs pour voir si les élèves ont le niveau nécessaire. Après quoi, nous passons notre commande. " Les auteurs préparent les manuels, ajoute-t-il, pour différents niveaux. " C'est normal ! Les élèves de toutes les écoles n'ont pas les mêmes capacités. "
Cet instituteur indique que ses élèves sont d'un bon niveau et qu'il leur " recommande les manuels de Nirsimooloo. " Dans sa classe, dit-il, il y a 40 élèves pour les leçons particulières. Annuellement, ajoute-t-il, une moyenne de cinq manuels - sans compter les test papers - est utilisée. Selon lui, les parents devront trouver environ Rs 1 300 pour l'achat de ces manuels. " Il y a des instituteurs qui exigent le paiement dès que les manuels sont remis aux élèves. D'autres accordent jusqu'à un trimestre pour récupérer cet argent. " Il souligne que les auteurs offrent une commission aux instituteurs pour la vente des manuels. Elle varie, dit-il, entre Rs 25 et Rs 75 par manuel. " Je ne prends pas les commissions ; je préfère vendre les livres aux élèves à un prix raisonnable. "
" Nous prenons des manuels d'après les aptitudes de l'élève ", souligne un autre instituteur affecté dans une des quatre écoles primaires de Goodlands. Il affirme qu'il y a des manuels qui sont très avancés pour ses élèves. " Il y a des années où nous avons des élèves qui ont un niveau excellent. " L'achat des manuels additionnels, dit-il, coûte beaucoup aux parents qui sont économiquement faibles. " Chez nous un parent débourse en moyenne Rs 600. Certains d'entre eux ne parviennent pas à me payer. Mo perdi dan pos. " Il fait ressortir que dans sa classe de 40 élèves, seulement 20 prennent les leçons particulières. Dix de ceux qui sont avec lui ont un autre instituteur. " Ces élèves achètent d'autres manuels et leurs parents devront trouver de l'argent additionnel. " Les parents ne sont pas satisfaits si pour les leçons on utilise les mêmes manuels, dit-il.
Business lucratif
B.S, instituteur dans un établissement de l'Est, dit participer à la rédaction des manuels pour les upper classes du primaire. " Nous saisissons les programmes scolaires prescrits par le ministère de l'Éducation pour préparer nos manuels. Ensuite, nous envoyons un modèle dans les écoles pour obtenir le feedback avant d'aller sous presse. Nous n'hésitons pas à apporter des améliorations. " Il indique que quelque 1 500 manuels sont imprimés en novembre/décembre pour être disponibles à la rentrée scolaire. Dans son école, les élèves déboursent en moyenne Rs 600 pour l'achat des manuels supplémentaires.
Un instituteur d'une école primaire de l'Ouest dit préférer pour ses élèves les manuels de DV Chetty. " C'est vrai que j'obtiens une commission de 20 % sur la vente des manuels. C'est vrai aussi que je les accorde aux élèves qui n'ont pas les moyens de payer pour les livres. " Il ajoute que certains élèves ne parviennent pas à régler le montant de Rs 600 annuellement et que " je dois tirer de ma poche de l'argent à remettre à l'auteur des manuels. " Tous ces propos sont partagés par d'autres instituteurs. " C'est devenu un phénomène habituel. Quand on commence à donner les leçons, des parents viennent volontairement vers nous pour demander s'il y a des livres additionnels à acheter. " Selon eux, la conception de manuels pour le primaire prendra encore de l'ampleur dans les années à venir. Des instituteurs qui ont travaillé dans des Star Schools, affirment-ils, et qui ont formé de bons éléments pour le collège Royal ou le Queen Elizabeth College (QEC), ont l'intention de se lancer dans la production de manuels scolaires pour le primaire. " La publication des manuels deviendra un business lucratif à l'avenir. Il y aura une rude concurrence ", estiment-ils.
TÉMOIGNAGE - Meeta Chundunsing :
" Les élèves et les profs sont les premiers juges "
Nombreux sont les pédagogues mauriciens, en service ou à la retraite, qui ont leur nom sur un ou plusieurs manuels scolaires. Certains ont obtenu la notoriété grâce une demande régulière de leur ouvrage, tandis que d'autres demeurent toujours dans l'ombre. Mais comment devient-on auteur de manuel ? Meeta Chundunsing, enseignante au collège New Devton, relate son expérience.
Enseignante de français, Meeta Chundunsing éprouvait, il y a une quinzaine d'années, dans l'établissement de la capitale où elle travaillait alors, de sérieuses difficultés à répondre aux besoins spécifiques de ses élèves de Form V, cela en raison d'un manque de variété en matière de manuels. Elle jugeait que ceux qu'elle trouvait n'étaient pas adaptés à certains niveaux de compétence des apprenants.
Souhaitant trouver le matériel le plus adapté à ses élèves, Meeta Chundunsing rend au MIE, espérant être orienté vers un manuel correspondant à ses besoins. " Là-bas on m'a répondu "Nous n'avons rien à vous offrir en plus que ce existe déjà sur le marché". Mon matériel, il allait falloir que je le crée ". C'est ainsi qu'elle commença à imaginer son propre matériel pédagogique, dans le but de permettre à ses élèves de mieux aborder le programme de français. Au fil des mois, sa collection personnelle, comprenant des exercices de compréhension, de traduction et de rédaction, proposés en classe, s'épaissit. L'enseignante constate que ses efforts donnent des résultats encourageants et, par prudence, elle décide de le faire tester par d'autres enseignants travaillant dans des collèges d'Etat et privés. Il était surtout important pour elle de savoir si ses propositions correspondaient bien aux objectifs du programme d'études. Son travail est apprécié par plusieurs collègues et cela lui donne alors l'envie d'aller plus loin dans sa démarche. Elle prend le pari de produire un manuel à l'intention des élèves de la Form V et se consacre à la réalisation de son projet pendant deux ans.
" Un travail de longue haleine. J'avais déjà beaucoup puisé dans les économies de la famille pendant la préparation du manuscrit et je n'avais pas le droit de les priver davantage. L'étape la plus difficile était de trouver un imprimeur à moins cher ", raconte l'enseignante. Contre toute attente, West Print accepta de publier son manuscrit et ne lui réclama rien avant la vente des premiers exemplaires de l'ouvrage. Mme Chundunsing a les larmes aux yeux lorsque l'imprimeur lui remet le premier exemplaire de Réussir en Français (Niveau 5). " J'avais 1 000 copies sur les bras et j'ai donné environ 300 en cadeau au début, pour faire le marketing du livre ", raconte l'auteure.
Après Réussir en Français (Niveau 5) paru en 1997 et réédité à trois reprises, Meeta Chundunsing propose depuis l'année dernière Réussir en Français (Niveau 4) et, à la fin du mois, elle présentera son dernier titre : Réussir en Verbe.
Même si son premier manuel est utilisé depuis plusieurs années dans un bon nombre de collèges privés et d'Etat, ce n'est que maintenant que le ministère de l'Education en reconnaît l'existence en le proposant sur la liste officielle des recommended textbooks pour 2008. " I am pleasantly surprised ", dit l'auteur, tout en ne manquant pas de souligner que " ce sont les élèves et les profs qui sont les premiers juges " de son travail.
Meeta Chundunsing admet que le marché des manuels scolaires donne lieu aujourd'hui à une compétion parmi les auteurs locaux. " C'est vrai que c'est un bon filon pour certains. Un auteur ne peut pas dire que son livre est meilleur qu'un autre parce qu'il est le plus vendu sur le marché. C'est l'indécence à son apogée s'il le dit ".
No comments:
Post a Comment